LE CULTE DU CULTE…
Au Japon, quand on parle de mangas cultes ou ayant eu une influence monstre sur tout le médium, il y a de fortes chances que Kyojin no Hoshi soit cité parmi les premiers exemples. Rarement manga déclencha pareille frénésie populaire lors de sa prépublication dans le Shônen Magazine, de 1966 à 1971. L’hebdomadaire, qui à partir de 1968 allait également proposer la prépublication d’une autre série phénomène, Ashita no Joe (du même auteur !), était devenu une machine de guerre, surfant sur des chiffres de vente absolument faramineux. Kyojin no Hoshi fut un phénomène à plus d’un titre. La série, écrite par Ikki Kajiwara, était la première de son genre. Pas le genre sportif, mais celui du spokon (contraction des mots « sports » et « konjô », qui signifie « jusqu’au-boutisme », « ténacité », « volonté ardente »…), dont Kajiwara, son créateur, allait se faire le Pape, balayant tout sur son passage et influençant un pan majeur de l’industrie du manga. A la lecture de Kyojin no Hoshi et de Ashita no Joe apparaît l’évidence du tribut que le manga sportif et le shônen dans son ensemble se doit de payer à Kajiwara. Pas de Kyojin no Hoshi, et vous n’auriez sans doute pas pu lire vos mangas sportifs préférés (Captain Tsubasa, Hajime no Ippo…) et certains mangakas n’auraient certainement pas eu le rayonnement qui fut le leur plus tard (on pense à Masami Kurumada, et aux artistes du courant nekketsu dans son ensemble). L’émergence de Kajiwara participa d’un certain nombre de circonstances favorables, et avant toute chose un courant de fraîcheur parcourant l’industrie qui allait mener à la révolution du gekiga initiée par Takao Saitô. Le lectorat semblait de plus en plus avide d’œuvres artistiquement ambitieuses, très cinématographiques dans leur approche visuelle et narrative, et, derrière l’Entertainment pur, proposant un sous-texte politico-social coup de poing. Un vent de rébellion soufflait sur le Japon, dans ces sixties particulièrement agitées, et Kajiwara avait parfaitement saisi l’air du temps. Le style Kajiwara érige aussi le culte de l’anti-héros au destin tragique, avec ses personnages imparfaits, lésés ou brisés par la vie, qui doivent lutter pour s’en sortir, pris dans une lutte féroce avec leur environnement et une condition précaire, quitte à consumer leur existence pour conserver leur dignité. Les héros de Kajiwara disparaissent souvent, au propre (on pense à la conclusion mythique de Ashita no Joe) comme au figuré. La ruine de ses personnages est causée par leur excès d’impulsivité, cet élan nekketsu qui va les consumer intégralement, ce qui sera souvent rendu de manière graphique avec les ultimes cases généralement représentées dans une sorte de « fondu au blanc », comme dépeignant une réduction en cendres.
Les scénarii de Kajiwara étant très détaillés et précis, il fallait un dessinateur apte à retranscrire toutes leurs subtilités et l’inventivité qu’ils impliquent pour l’époque. Pour Kyojin no Hoshi, la Kodansha associe Kajiwara avec un jeune dessinateur prometteur de 25 ans : Noboru Kawasaki, dont le seul véritable fait d’armes jusqu’alors était sa série Attack Ken prépubliée dans le Shônen Sunday en 1965. Le style du jeune mangaka, vu d’aujourd’hui, paraît forcément daté, aux confluences du style de Takao Saitô (son mentor) et de Tatsuo Yoshida (co-fondateur et président des studios d’animation Tatsunoko), mais il exprime graphiquement l’intensité des émotions et la dynamique des corps des joueurs de baseball avec une rare maturité, une aptitude qui allait d’ailleurs révolutionner par extension les techniques de représentation graphique du mouvement dans l’animation japonaise lorsque Kyojin no Hoshi allait être adapté en série animée. Kyojin no Hoshi reste aujourd’hui encore l’un des mangas les plus importants de l’histoire, et son influence reste encore vivace, aussi bien dans les mangas de sport que dans tout autre genre proposant un sous-texte réaliste. La légende veut que Osamu Tezuka, particulièrement impressionné par les qualités du manga de Kajiwara et Kawasaki, et intimidé par son succès phénoménal, abandonna toute velléité de se frotter au genre sportif et demanda à ses assistants de lui faire l’état de ce qui, selon eux, faisait de cette œuvre un manga si exceptionnel.
On le voit, l’intérêt du titre dépasse le simple cadre du scénario (qui suscita en lui-même un enthousiasme peu commun à l’époque), du portrait socioculturel du Japon de la fin des années 60 ou la représentation graphique du baseball, et porte surtout sur son importance dans l’histoire de la bande-dessinée japonaise dont il fut l’un des points d’ancrage les plus fameux. Alors qu’approche à grands pas son 50ème anniversaire (2016), il est grand temps que les lecteurs français puissent enfin saisir tout ce que leurs mangas préférés doivent au monument de Ikki Kajiwara et Noboru Kawasaki. Comme nous l’avons vu plus haut, les éditeurs sont particulièrement frileux en termes de titres vintage, même dans le cadre d’un crowdfunding. En faisant connaître sur cette page votre soutien à un projet éventuel d’édition, vous nous permettrez d’attirer l’attention et, en définitive, de rendre disponible en langue française l’une des œuvres les plus cultes du patrimoine manga.